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Tunisie : Terres agricoles, en danger
Les terres agricoles représentent 62% de la surface totale de la Tunisie. Mais chaque année, plus de 20 millions d'hectares de ces terres disparaissent en raison de l'érosion et de l'urbanisation. Les conséquences sociales et environnementales de ce double phénomène sont irréversibles.
Salah, gêné par une légère cambrure du dos, gravit difficilement la pente. Il est entouré de son troupeau et de ses chiens. Sur leur chemin, les moutons grignotent les maigres végétaux qu’ils trouvent. Ici et là, des murs signalent la présence de propriétés privées. « Il y a encorequelques années, il n’y avait pas un seul mur, et cette terre nourrissait nos animaux toute l’année« , se souvient Salah. Depuis l’âge de 15 ans, Salah se rend deux fois par jour sur cette bande de terre située entre la Manouba et Sanhaja. À l’époque, sur une parcelle de 150 hectares, environ 30 hectares étaient réservés aux pâturages pour le bétail. Or, depuis que les propriétaires fonciers vendent leurs terres au mètre, cet espace s’est réduit, limitant les déplacements des troupeaux et obligeant les bergers à parcourir de plus grandes distances pour faire paître leurs bêtes. Quelques parcelles de couleur ocre n’ont pas été réclamées [mssayba], offrant un peu d’espace pour le pâturage, mais pas assez. Incapable de nourrir tous ses animaux, Salah a été contraint de vendre plus de la moitié de son troupeau. « Je n’ai pas les moyens d’acheter des aliments pour animaux. Ma seule force, ce sont mes jambes, qui me permettent de partir à la recherche de pâturages pour mes animaux.. »
DIVISION DES TERRES AGRICOLES
Mais ces espaces se font de plus en plus rares dans le Grand Tunis. Le phénomène de suburbanisation, au détriment des terres agricoles, s’est intensifié au cours des années 1980. Dans le gouvernorat de la Manouba, 66,5 % des constructions ont été réalisées dans des zones interdites, c’est-à-dire sur des terres publiques irriguées ou dans des forêts. Dans le gouvernorat de Ben Arous, près de 35 % des bâtiments ont été construits dans des zones protégées. Enfin, dans le gouvernorat de l’Ariana, ce taux est estimé à plus de 50% [1]. Selon Hend Ben Othmane, chercheur en urbanisme et développement,« ce phénomène est caractéristique des périphéries rurales du Grand Tunis où certaines terres sont encore affectées à l’usage agricole, mais où l’activité agricole a fortement diminué« . Elle ajoute que« ces espaces ont été divisés par des propriétaires qui agissent ainsi comme des promoteurs illégaux, ayant vendu leur terrain en parcelles de taille variable en fonction de la catégorie sociale visée« .
C’est précisément ce qui s’est passé sur les terres que Salah parcourait autrefois avec ses animaux. En 2012, les propriétaires ont commencé à vendre des parcelles de 1 000 à 2 000 mètres carrés à des citadins qui rêvaient de posséder une villa et un jardin autour. Premier réflexe de ces acheteurs : ériger un mur autour de la parcelle en prévision du début de la construction. Le paysage s’est rapidement transformé, passant d’étendues vallonnées et d’oliveraies à des parcelles stériles séparées par des murs gris. « Cet endroit était connu pour la qualité de ses vignes et de ses oliviers, mais c’était il y a bien longtemps !« . raconte Salah, en faisant un geste vers l’horizon avec son bâton. Combien de temps encore pourra-t-il faire paître ses troupeaux ici ? La plupart des membres de sa famille ont vendu tout leur bétail et acheté des entreprises dans la ville de Sanhaja. « Peut-être qu’un jour, moi aussi, je devrai tout vendre« Il s’agit là d’une question d’équilibre, dit Salah, en reprenant son souffle. « La baisse de l’activité et de la production agricoles a contraint certains petits exploitants à vendre leurs parcelles et à changer d’activité« Ben Othman confirme.
UN CADRE JURIDIQUE INEFFICACE ?
Au milieu des années 1990, la perte totale de terres agricoles était estimée à 23 000 hectares par an. Principalement dues à l’érosion et à l’urbanisation, ces pertes ont inquiété les pouvoirs publics qui ont mis en place« un cadre juridique et institutionnel relativement complet » [2]. La loi de 1983 sur la protection des terres agricoles a fixé des règles strictes concernant l’utilisation des sols en Tunisie. Elle organise les terres agricoles en trois catégories : les zones interdites, les zones protégées et les zones soumises à autorisation. Seules les terres appartenant à cette dernière catégorie peuvent être désignées pour d’autres activités liées à l’investissement ou à des projets d’intérêt public. Il existe également des plans d’aménagement urbain qui réglementent l’utilisation des sols sur les terrains municipaux, mais ceux-ci, nous dit Ben Othman,« deviennent rapidement obsolètes en raison des retards importants dans leur élaboration et leur approbation« . Sur le plan institutionnel, plusieurs organisations sont censées réglementer l’urbanisation des terres agricoles. L’une de ces structures est le Commissariat général au développement régional. Dans l’ensemble, ce cadre juridique et institutionnel« ne semble pas suffisamment efficace pour supprimer l’urbanisation progressive qui se fait au détriment des terres agricoles« , note l’article cité ci-dessus. Son auteur affirme que « A l’occasion de la création du gouvernorat de la Manouba [in 2000], les autorités locales ont dû fermer les yeux sur la forte pression qui s’exerçait sur les terres agricoles. L’administration elle-même a supprimé la désignation agricole d’une grande partie de ses terres pour y installer des complexes administratifs.« . Selon le Commissariat général au développement régional, » […]la pression immobilière sur les terres agricoles dans la région de la Manouba ne fait qu’augmenter et continuera à sacrifier des centaines d’hectares de terres agricoles chaque année« . Une part importante des terres agricoles est ainsi affectée à d’autres usages afin de répondre aux exigences du développement : zones industrielles, complexes commerciaux, infrastructures publiques et activités de services. Une étude en cours par la Direction Générale du Développement National estime que la surface des terres agricoles dont l’affectation a été modifiée entre 2011-2021 est égale à 1 370 hectares. Autour de ces zones, la prolifération des quartiers informels sera difficile à endiguer. « Les municipalités sont débordées par la croissance incontrôlée des quartiers spontanés, surtout depuis 2012″explique Ben Othman. Elle blâme« l’absence d’un organe rattaché à la municipalité chargé d’assurer le suivi et la prise de décision en matière de violations urbaines« .
LE DANGER DE LA DÉGRADATION DES SOLS
Si l’urbanisation permet le développement local, elle détruit également trois fonctions du sol vitales pour l’homme et l’environnement : la production alimentaire, le contrôle du climat et l’approvisionnement en eau. L’agriculture a longtemps représenté une fonction centrale dans le gouvernorat de la Manouba, qui est situé dans la basse vallée de la Medjerda. En effet, sa situation géographique a joué un rôle essentiel dans le développement et la production agricoles qui ont fait la réputation de la région. Par exemple, la Manouba est le premier producteur de poires et d’artichauts du pays. Cependant, le grignotage progressif des terres destinées à l’activité agricole menace la fertilité des sols ainsi que leur fonction d’alimentation de la population. Un sol dégradé ne reprend pas facilement sa fonction naturelle. En outre, l’empiétement urbain contribue au réchauffement de la planète, car les sols dégradés ne peuvent plus absorber le CO2. Enfin, l’imperméabilisation des sols entraîne une augmentation des volumes de ruissellement au détriment des réserves d’eau souterraines, ce qui accroît les risques d’inondation. En termes de biodiversité, le constat de Salah est clair : depuis l’apparition des premiers bâtiments, la faune et la flore de la région ont été sévèrement affectées. « Un certain nombre d’espèces végétales ont disparu. La diversité de l’avifaune qui abondait il y a quelques années n’existe plus. Et cela fait longtemps que je n’ai pas vu de renard ou entendu de loups.« Il nous dit « Les loups sont nos ennemis, ils s’attaquent à nos troupeaux ». Les chiens aboient et Salah est soudain sur ses gardes. Quelques voitures passent, laissant un nuage de poussière dans leur sillage. « Ce sont les propriétaires des terrains situés plus bas. Ils construisent une villa de plusieurs étages« . Cette pression croissante sur nos écosystèmes se relâchera-t-elle un jour ? « L’enjeu est de trouver le bon équilibre entre les besoins fonciers pour le développement local et le logement d’une part, et la protection des zones agricoles d’autre part.note Hend Ben Othman. Dans des zones aussi proches des villes que Oued Ellil ou la Manouba, on imagine mal la possibilité d’inverser la tendance actuelle qui favorise l’urbanisation. Non loin de l’endroit où Salah fait paître son troupeau, plusieurs parcelles s’étendant sur 331 hectares et gérées par l’Agence foncière de l’habitat (AFH) promettent l’installation à terme de 60 mille habitants. Un projet de route X20 qui s’étend sur 15 km traverse une partie du gouvernorat de la Manouba. De l’endroit où Salah se tient avec ses animaux, les différents chantiers sont visibles au loin, donnant une image claire de l’étalement urbain. « La ville avance« , remarque-t-il. Construite sur les terres qu’il foule avec ses troupeaux depuis tant d’années, cette nouvelle infrastructure n’a rien de rassurant pour le berger aguerri. « Qu’allons-nous laisser aux générations futures? », s’interroge-t-il à voix haute. Lisez l’article original sur le site de Nawaat.
[1] Études de l’Agence urbaine du Grand Tunis (AUGT)[2] Elloumi M. Agriculture périurbaine et nouvelles fonctions du foncier rural en Tunisie. In : Elloumi M. (ed.), Jouve A.-M. (ed.), Napoléone C. (ed.), Paoli J.C. (ed.). Régulation foncière et protection des terres agricoles en Méditerranée. Montpellier : CIHEAM, 2011. p. 159-169 (Options Méditerranéennes : Série B. Etudes et Recherches ; n. 66)
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